mardi 24 février 2015

Pop Théologie / Mark Alizart






1/ Pour Deleuze dans "Qu'est-ce que la philosophie?", Spinoza apparaît comme le Christ de la philosophie. Je crois que vous relevez dans "Bartleby ou la formule" l'affirmation de Deleuze : « Bartleby est le nouveau Christ ou notre frère à tous ». Pour la petite histoire, mon roman "Morningside Park", publié chez Léo Scheer, concerne la naissance d'un nouveau Christ à Manhattan, premier enfant né in vitro et conçu in vitro, tout étant une affaire de vitres là-bas... Je retiens donc votre livre "Pop Théologie" qui vient de sortir... Comment clarifier cette posture théologique ? Avons-nous perdu la foi au monde après l'avoir totalement investi, « mondialisé »? Pourriez-vous un peu reprendre cette perspective originale qui prolonge votre première tentative au titre d'une pop et "Fresh Théorie" ?


L'idée que nous aurions perdu la « foi au monde » se trouve de nombreuses fois répétées dans l’ouvrage de Gilles Deleuze sur le cinéma, parmi ses derniers, qui est peut-être aussi le plus marqué par les « passions tristes » dont il nous avait pourtant appris à nous méfier. Il nous faut « une nouvelle foi, une nouvelle éthique » affirme-t-il également, tout en sachant le risque qu’il prend ce faisant, à une époque, marquée par le marxisme, où parler de foi n'est vraiment pas d'actualité (aussi bien se protège-t-il en ajoutant: « même si ça fait rire les imbéciles »...)

Comme vous le rappelez, Deleuze n'a cependant cessé de dire aussi, tout au long de son œuvre, que cette foi était "déjà là", que Spinoza était le Christ, que Bartleby était « le nouveau Christ » (ce qui lui a d'ailleurs valu la sévère correction de Jacques Rancière). Il y a là un balancement entre pessimisme et espérance, au sens littéralement chrétien du terme, qui me frappe. 

Où Deleuze trouve-t-il la ressource de sa joie? Pourquoi lire Deleuze interdit-il de tenir les propos convenus qu'on lit partout sur le « désenchantement du monde »? Comment a-t-il fait pour s'immuniser contre la tentation de la « décadence » qui ressurgit sans cesse, sans toutefois céder à la naïveté? Ces questions qui étaient, comme vous le rappelez à raison, au cœur de "Fresh Théorie", j'ai voulu essayer de les reprendre à nouveau frais en interrogeant ce « principe d’espérance » qu'on trouve chez lui, en me décidant à prendre au sérieux cet aspect qu'on pourrait appeler « religieux » de la pensée de Deleuze.

C’est pour faire ça que j’ai été obligé à me poser en cascade ces questions qui m'ont emmené si loin de mon point de départ, comme : Qui est le Christ? Quel genre de « personnage conceptuel » de la philosophie est-il ? Pourquoi Nietzsche, dont Deleuze se sent si proche, s'identifie-t-il au Christ et à Dionysos? Mais aussi: Qu'est-ce qu'être chrétien? Quel est le christianisme de l’époque de Spinoza? Dans quelle tradition chrétienne Nietzsche s'inscrit-il? Chercher une réponse à ces questions m’a fait découvrir ce que j'ai envie d'appeler, à tort ou à raison, une sorte de « continent englouti » dont l'exploration fait l'objet de mon livre: le continent englouti d'un certain genre de christianisme, qui était justement le christianisme de tous ces gens, le christianisme "réformé". Je me suis aperçu en écrivant ce livre qu'on ne connaissait quasiment rien de la Réforme, rien de Luther, pas grand-chose de Calvin, encore moins des piétistes et des méthodistes, particulièrement en France bien sûr, où la violence faite à la religion, et au protestantisme notamment, fut immense, mais plus largement dans la philosophie elle-même, alors que Luther irrigue toute la pensée moderne, non seulement allemande, mais américaine et anglaise, et même française. Kant, Leibniz, James, Hume, les philosophes que Deleuze aime le plus, sont des protestants. Melville, Henry James, le frère de William, les romanciers américains que Deleuze met au-dessus de tout, sont aussi protestants. Et bien sûr Nietzsche, le plus antiprotestant de tous, qui est en fait le plus protestant. C'est à Luther que Nietzsche se compare sans cesse. C'est contre et tout contre lui qu'il ne cesse d'écrire. C'est de lui qu'il parle quand il parle des « Allemands ». Nietzsche veut être le nouveau Luther et c'est bien pour ça qu'il veut être Dionysos et le Christ à la fois, car Luther, dans la culture allemande, est à la fois le nouveau Christ, celui qui renouvelle le message chrétien, qui porte au plus haut l'évangile de la Foi, et le nouveau Dionysos, c'est le moine défroqué, c'est le « pourceau d'Epicure » stigmatisé par l'Eglise, c'est l'antéchrist. Et Deleuze sait ça. Quand il compare Spinoza au Christ, il parle, immédiatement après, de Cromwell. Il interprète le "Tractatus" à la lumière de la révolution protestante « trahie » dont Spinoza était le témoin, trahison qui est l'équivalent de ce que la Terreur sera pour Hegel. Et c'est également ce qu'il fait dans son commentaire de "Bartleby": il parle de la révolution américaine trahie. Ignorer ça, c'est se condamner à ignorer ce dont parlent les philosophes du dix-neuvième et du vingtième siècle. Ces gens parlent des révolutions ratées, mais ils parlent, ce faisant, de la Réforme qui a raté, en tant que ces révolutions étaient des révolutions protestantes, des révolutions issues de la Réforme, redevables de l'invention de la liberté moderne par Luther, au tournant du seizième siècle. Autrement dit, le problème de ces gens, c'est de savoir comment refaire la Réforme, de savoir comment réformer la Réforme. C'est ça le grand sujet de la modernité et de la postmodernité: Peut-on refaire la Réforme, pour en garder la liberté, mais en laissant de côté ce qui a conduit à la trahir, qu’on pourrait appeler le « libéralisme », la perversion de la liberté ?

Alors une fois qu'on a compris ça, on est prêt à entrer dans la « pop théologie » deleuzienne. Et d'abord on est prêt à comprendre cette référence étrange à la foi. La foi, c'est le socle de la Réforme, le "sola fide" luthérien. C'est à l'endroit de la foi que se noue ce qui va occuper tous les philosophes engagés dans ce projet de refaire la Réforme: ce nœud que forment la liberté (en tant que la foi est un acte de la volonté, la « confiance » dans le salut) et la raison (en tant que la foi est un mode de connaissance, la « croyance » en Dieu). Avoir la foi c'est connaître et vouloir, c'est l'unité de la pensée et de l'être rejouée, relancée. Avoir « foi au monde », cette expression étrange est, en ce sens, un pléonasme. La foi est ce type de connaissance qui n'est justement que la connaissance sans médiation de la chose même, la connaissance comme volonté de ce qui est. Jacobi le dit déjà. Schleiermacher aussi. Heidegger s'en souviendra quand il écrira ses premiers articles sur les origines luthériennes de la phénoménologie. Heidegger était obsédé par Luther. Bien sûr, cette réouverture de la question de la foi, c’est aussi ce qui est à l’origine de la controverse autour de Paul, qui oppose Karl Barth, Carl Schmitt et Franz Rosenzweig au début du vingtième siècle, puis Jacob Taubes, Giorgio Agamben et Alain Badiou.

Que signifie, dans ces conditions, qu'un personnage comme Bartleby soit notre « nouveau Christ »? Eh bien c'est assez clair: il propose un nouveau nouage de la pensée et du vouloir (le « je préférerais ne pas », qui est le vouloir propre de Bartleby, enroulé dans cette étrange formule conceptuelle). « Bartleby ou la formule » dit d'ailleurs Deleuze. C'est le « ou » qui est important. Bartleby est un être réduit à une formule, une parole. Autrement dit, Bartleby est le "Verbe incarné", et c'est pour ça qu'il est comme le Christ (de même Spinoza, dont Deleuze dit qu'il a « pensé une fois comme le Christ s'est incarné une fois »): c'est une nouvelle alliance du verbe et de la chair, une nouvelle modalité de la foi. 

Enfin, comment fonctionne cette nouvelle articulation? D'autres textes sur Wolfson ou Roussel nous permettent de le comprendre: de manière psychotique et structurale, c'est-à-dire sous la condition de la forclusion du nom-du-Père, dans l’espace du pur symbolique, sans le secours de l'Imaginaire ou du Réel, sans le « monde vérité » et le « monde des apparences » que Nietzsche disait vouloir détruire ensemble, comme Luther avait déclaré vouloir détruire ensemble la Loi et la transgression de la Loi. Voici donc ce que Deleuze découvre avec Bartleby: il y a un Christ qui ne fera pas revenir le Père et qui permettra ainsi à la « société des frères » de rester toujours en l'état. Il y a une foi qui ne fera pas revenir la loi. Il y a une Réforme qui ne sera pas une trahison. Mais pour cela, le "sola scriptura" luthérien, qui flanque le "sola fide", devra devenir un "sola structura". 

Mon hypothèse, pour finir sur ce sujet, c'est que Deleuze a voulu nous faire comprendre, à travers la figure de Bartleby, que le symbolique, le structural ont une portée messianique qui excèdent de loin les innocents « jeux de langage » auxquels on réduit trop souvent le postmodernisme. Deleuze a compris que son travail sur le Sens était aussi un travail sur « l'immaculée conception » (un des titres de chapitre de "Logique du Sens") et qu'à partir de là, le « cinquième évangéliste » que voulait être Nietzsche, en fait, c'était lui. C'est lui qui a découvert, mieux que Nietzsche, mieux que Heidegger, le lien profond entre le symbolique – cette nouvelle articulation de la pensée et de l'être, inédite dans l'histoire de la philosophie – et ce que Benjamin appelait la « rédemption ». C'est ce qui fait d'ailleurs du deleuzisme une pensée d'une extrême puissance, non pas seulement conceptuelle, mais politique, au contraire de ce qu'on a dit sur son impuissance, son « involontarisme ». Car là où il y a du messianique, il y a la « tempête » dans laquelle les ailes de l'Ange de l'histoire son prises. Il y a le progrès et la destruction. Gilles Deleuze est, à cet égard, pour moi, un penseur apocalyptique, au sens biblique du terme. Je pense que c'est peut-être pour cela que filtre une forme de tristesse dans sa joie, qu’il témoigne de cette fatigue à la fin de sa vie, qui ne tient pas qu’à sa maladie. Je pense que savoir cela de lui-même le rendait grave et que c'est pour ça que son livre sur le cinéma, qui dialogue avec le grand cinéaste de la rédemption et de la catastrophe, Syberberg, est si sombre. Deleuze ne se plaisait sans doute pas d'être ce penseur-là, un penseur qui prolonge l'histoire si grande et en même temps si pesante, si terrible de cette pensée religieuse qui va de Nietzsche à Hegel, à Luther et avant, à Paul et aux prophètes. Peut-être préférait-il s'imaginer en penseur de la grâce seule. Et pourtant... Comment aurait-il pu être autre chose, alors que le "sola gratia" est le troisième pilier de la Réforme? Précisément, il me semble que Deleuze recule, pour cette raison, dans "Cinéma", devant sa propre pensée. Il recule d'effroi. Mais c'est trop tard. Il a été touché, ou plus exactement frappé par la grâce.



2/ Je me rappelle que, dans le même mouvement d'images, Deleuze avait soutenu cette foi au monde par la capacité de légender et fabuler en un sens qui n'a rien à voir avec le récit tragique - sauf à entendre cette fabulation sous le regard de Melville quand la Baleine c'est aussi Dieu le Père contre lequel jeter le harpon... Il y a sans doute en tout cela une grâce comme vous dites, une grâce donnée par la fiction comme verbe réformé. Est-ce selon cette perspective que vous entrez dans des légendes, par exemple dans le verbe de Dick ou encore posez la question « Pourquoi Maître Yoda dit-il qu'il faut croire en la Force »? La force n'est-elle pas chez Hegel « la chose même », devenue plastique, capable de porter le mouvement du sujet dans la substance (elle-même mobile), selon une vitesse véritablement infinie, cinématographique? (c'est un peu du reste la fin de mon Hegel, cinématographe avant l'heure). Je ne peux pas m'empêcher de relire Hegel autrement qu'au travers de cette forme de légende qui va au Graal, au calice pour nous redonner lui aussi foi au monde... Comment articuler Hegel et Deleuze selon votre "Pop Théologie"? 



Je crois que l'opposition de Deleuze à Hegel appartient largement au registre de la « légende » dont vous parlez. Vous avez d'ailleurs largement contribué à en démontrer le caractère artificiel, opératique (je pense aussi au travail de Juliette Simont, Catherine Malabou, Gérard Lebrun…). On est là dans une forme de philosophie qui fonctionne elle-même comme réservoir de fictions, au sens où fictionner c'est penser par images, ou plutôt forger (fingo) des images, les construire, à la manière dont on construit un concept. Là où Deleuze parle de fabulation, Hegel parle d'ailleurs de "Bildung", de formation des images (Bild). Pour Hegel, comme pour tous les romantiques, la vie est un "Bildungsroman": un roman de formation et, en ce sens, un film en effet, une légende arthurienne dont le Graal, la finalité, est de « trouver sa vocation », au sens de Luther et de Paul, son "Beruf", son "Calling" (c'est cette histoire que raconte la majeure partie du cinéma américain à grand spectacle en en masquant la source).

Cependant, on le voit, une tension se crée immédiatement à l'évocation de ces deux mots: "Bildung" et "Beruf". Le premier (la Formation) relève de l'image, le second (la Vocation) de l'ouïe. Votre thèse essentielle sur « Hegel cinématographe » me semble devoir à cet égard être complétée par l'idée suivante: le cinéma de Hegel est un cinéma de l'image mentale. Dans son "Esthétique", Hegel rejette finalement l'image, au profit de la poésie, un peu comme Luther. Pour Hegel, comme pour Luther, c'est l'ouïe le sens important, et il y a une critique permanente, que Gérard Lebrun a relevée, du visuel, de la lumière, de la métaphore de la pensée comme œil, qui précède Heidegger, qui va de pair avec la critique hégélienne de la représentation. A l'inverse, l'ouïe permet de se former la bonne image, qu'on pourrait appeler l'image sonore ou l'image-son, pour paraphraser Deleuze. Et pour cause. L'oreille (on le voit aussi chez le protestant Nietzsche) est le canal privilégié du Verbe incarné, et incarné dans la Parole (Parole qui deviendra centrale chez le protestant Saussure). 

Je trouve très intéressant qu'on retrouve la même tension dialectique chez l'autre grand philosophe du cinéma, et du messianique, avant Deleuze, qu'est Walter Benjamin. Ce qui intéresse Benjamin dans l'image, c'est une image particulière, cet autre genre d'image mentale qu'est « l'allégorie », qui forme le cœur de sa thèse jamais soutenue, mais poursuivie pendant près de quinze ans qu’est "L'Origine du drame baroque allemand", puis de son "Baudelaire". L'allégorie est le messianique dans la langue, en tant qu'elle noue la nature à la parole, qu'elle tient la parole pour partie de la nature. Benjamin consacre à cet égard des pages étonnantes à un romantique allemand qui pensait que la langue était « électrique » et donc naturelle, parce que les mots avaient une empreinte magnétique, qu'un dispositif aussi simple que de la limaille de fer posée sur une peau de tambour tendue permettait de visualiser.

Mais alors à quoi ressemble un cinéma de l'image mentale, de l'image non-figurative, de l'image sonore? Quand je dis que Deleuze recule devant sa propre pensée, dans les deux volumes sur le cinéma, c'est justement par rapport à cette question. Je me trompe peut-être, mais il me semble que L'image temps et "L'image mouvement" racontent l'affrontement des deux types d'image possible, de deux types de fabulation possible. L'image mentale, la bonne image, celle des philosophes, c'est ici l'image informatique. Je suis absolument convaincu que Deleuze, tout comme Derrida et Lyotard, avait en tête que le nouveau messianique dont j'ai parlé plus haut, c'était l'informatique, ou plutôt l'information, puisque l'informatique comme telle n'était pas encore vraiment développée, et qu'au fond, c'est aussi ce que Hegel et Benjamin (qui est contemporain de Turing) imaginaient sans vraiment pouvoir le formuler. Le nouveau nouage de l'être et de la pensée s'opère là, dans cette application directe du structuralisme à la théorie de la communication. L'information, c'est aussi le Verbe incarné, c'est le symbolique réalisé, et Bartleby, son prophète, me paraît pouvoir être décrit en ce sens comme le premier geek (mais c'est encore plus vrai de Wolfson qui passe son temps à « programmer » son rapport au monde en inventant des tables de conversion entre langue maternelle et langue artificielle). Aussi bien, "La Condition postmoderne" de Lyotard est-elle un rapport sur le savoir à l'heure des ordinateurs et Derrida ne cesse de dire que l'information permet de comprendre ce qu'il appelle « écriture ». Pour moi, Deleuze aurait vocation à être du côté de cette image-là. Mais c'est le contraire qui se passe. Au fil du livre, c'est l'image sensible, l'image naturelle, qui prend le dessus. Dans un passage sur Syberberg, justement, Deleuze rejette soudain violemment l'information, qu'il met du côté du totalitaire, au profit du cinéma, qu'il met du côté de la vie. Un choix tragique, engageant toute l'humanité, se présente ainsi à nous: l'image mentale ou l'image rétinienne, la société de contrôle cybernétique ou l'humanité. Evidemment, Deleuze choisit la seconde. Mais les termes de l'alternative ne permettent pas vraiment autre chose. Quoique. Il choisit et ne choisit pas, puisque c'est une image désynchronisée du son qui va l'emporter finalement, une image désarticulée, un cinéma défiguré, où le Verbe et la chair ne peuvent justement plus se rencontrer, comme s'il fallait se prémunir contre cette rencontre possible, comme s'il fallait que le cinéma soit justement le vigile sacré de leur désunion. A la fin, Deleuze en reste là. J'ignore s'il a raison de le faire. Je peux seulement constater que nous vivons désormais à l'heure du cinéma de l'image mentale mondialisée et que ce « choix » ne semble plus d'actualité, l'humanité est bel et bien engagée dans une voie dont nul ne connaît exactement le terme.

Mark Alizart répond aux questions de "Strass de la philosophie".


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