samedi 5 avril 2014

Lettre d'Alain Badiou à propos d'une recension autour de Faye/Heidegger sur Actu Philosophia






Lire sur le site Actu Philosophia la recension de Jean-Clet Martin. C'est ici :
Lecture critique du livre de Faye sur Heidegger


Cher Jean-Clet, 
ton texte est très bon, quoique, à mon avis, trop modéré (mais je n'ai pas lu, et ne lirai pas, cet ensemble [1]). Ma réserve viendrait de ce que, peut-être, il n'est pas utile de prêter attention à ce groupe. Bien entendu, j'apprécie ta fidélité, ta loyale et instruite défense de Derrida et de Foucault. A supposer cependant qu'il faille en effet riposter (et tu as finalement sans doute raison sur ce point), tu restes à mi-chemin, en oubliant que de très nombreuses déclarations indiquent que, si distants qu'ils aient pu être et encore plus devenir, Derrida comme Foucault, comme Nancy ou Lacoue, ont assumé d'un bout à l'autre que Heidegger était un grand et incontournable philosophe (déclaration que bien d'autres font, par exemple Sartre, Hyppolite, Lyotard...). Il faut nous aussi assumer explicitement ce point, sauf à trop concéder, dès le départ, aux intentions obscurantistes de la clique Faye. Je parle aussi pour moi. Tant dans le séminaire que tu vas recevoir (j'ai transmis ta demande à Fayard) que dans le séminaire de 1985 sur Parménide, que je suis en train de corriger, Heidegger est très fréquemment pris en considération selon l'évidence d'une grandeur spéculative, même si je finis toujours par m'éloigner de ses conclusions, sans avoir besoin de montrer ce que n'importe qui d'un peu malin saurait faire pour n'importe quel texte, y compris la Bible : que sous des vocables problématiques, se loge la figure hideuse de l'antisémitisme. On m'a fait le coup, je le connais. Je compte faire éditer en 2015 mon séminaire de 1987 consacré précisément à Heidegger. Je ferai peut-être une petite préface sur le complot tenace des herméneutes moraux. Au delà du "cas Heidegger", lequel en effet a aussi la petitesse d'un antisémite vulgaire, il importe absolument de faire admettre partout que quelqu'un peut être ou avoir été anti-communiste, stalinien, philosémite, antisémite, hostile aux femmes, féministe, monarchiste, démocrate, militariste, nationaliste, Résistant, nazi ou mussolinien, homosexuel, sexuellement conformiste, internationaliste, colonialiste, égalitaire, aristocratique, massiste, élitiste, et j'en passe, et être un philosophe de la plus grande importance. Les examens de morale, de "démocratie" moyenne, de bon genre idéologique, de non criminalité, d'incompromission absolue -- de pureté idéologique, en somme, vocable que ces bons apôtres inquisitoriaux font passer comme caractéristique de ceux qu'il faut purger, alors qu'ils en sont la plus parfaite incarnation -- sont intolérables, et ne doivent pas être tolérés. A bas les petits maîtres de la purification de la philosophie !
Toute mon amitié,
Alain.

PS / Cher Jean-Clet, si tu veux utiliser d'une manière ou d'une autre le mot que je t'ai envoyé, il est à toi ! Tu sais, les coups, en tout cas venus de ce groupe, ne me ménagent d'aucune façon. Je ne te trouvais pas, du reste, prudent, mais en quelque sorte réservé. Ceci dit, tu connais le dossier à fond, cela se voit, et encore une fois ta défense de la philosophie française (que déshonorent, soit dit en passant, nos inquisiteurs) est absolument instruite et pertinente.


[1] Emmanuel Faye (Dir), Heidegger, le sol, la communauté, la race, Ed. Beauchesne

1 commentaire:

  1. Cher Jean-Clet Martin,
    voici en forme de réponse à la lettre d'Alain Badiou visant ce qu'il aime à nommer "la clique Faye", un entretien sur les Cahiers noirs et quelques autres sujets publié le 8 mai 2015 par la Frankfurter Rundschau:http://www.fr-online.de/kultur/faye-ueber-heidegger-martin-heidegger-und-die-nazis,1472786,30654780.html
    Dans quel camp de rééducation Badiou nous aurait-il fait mettre si son "hypothèse communiste" avait pris le pouvoir…? En attendant de lui à l'avenir – sans doute au pays des romans – moins d'agressivité et plus de discussion sur le fond.
    Bien cordialement,
    Emmanuel Faye

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